La fabrique de boutons

Il y a fort à penser que bon nombre de Christophoriens ignorent que leur commune abrita une importante fabrique de boutons, au début du 20e siècle. Il est vrai que celle-ci laissa très peu de "traces" dans le village.

Il nous a donc fallu interroger les habitants les plus âgés et fouiller dans les archives communales, départementales et privées pour en extraire les quelques renseignements indispensables à la rédaction de cet article.

Le recensement de 1901 faisait apparaître l'existence de 5 tanneries sur le territoire communal, celles-ci employant une bonne trentaine d'ouvriers.

En 1904, M. Louis Baillardeau, le propriétaire de la plus importante, décédait à l'âge de 42 ans laissant une veuve et des enfants en bas âge qui ne pouvaient reprendre la direction de l'entreprise. Une quinzaine d'ouvriers se retrouvait brutalement sans travail.

La succession se trouva réglée le 26 janvier 1908, date à laquelle M. Eugène Hilarion devint propriétaire, pour 30 000 F, des  quatre maisons de la Rue des tanneurs (actuellement les  N° 4, 6, 8 et 10 de cette rue) qui abritaient l'entreprise et la famille Baillardeau.

C'est là, et dans les mois qui suivirent, que celui qui devint le "Bienfaiteur de la commune" décida d'implanter une fabrique de boutons de nacre. Nous ignorons les raisons qui le poussèrent à une telle initiative, mais nous pouvons supposer qu'après avoir fait fortune en vendant de l'alcool, s'être retrouvé seul après les décès de son épouse et de ses enfants, il eut envie de continuer son œuvre de bienfaisance envers sa commune natale en lui apportant une activité nouvelle pouvant donner du travail à bon nombre d'hommes et de femmes (ce qui était nouveau car il y avait très peu d'emplois salariés pour les femmes, à cette époque).

L'entreprise dut commencer ses activités très rapidement, au cours de cette année 1908, puisqu'en consultant les inscriptions à l'école nous trouvons le premier enfant de boutonnier arrivant le 9 juin 1908, d'autres seront inscrits à l'automne de la même année. L'usine fut installée dans les bâtiments de l'ancienne entreprise Baillardeau ; ceux-ci abritèrent à nouveau une  tannerie après la fermeture de la boutonnerie, puis une usine de vêtements et dernièrement le site était occupé par la serrurerie de M. Bernardeau.

Dans l'Annuaire statistique d'Indre et Loire, de 1909, on trouve pour la première fois mentionné : "Hilarion, fabricant de boutons de nacre", à St Christophe. Cette mention se retrouve dans les annuaires de 1910 et 1911, mais dans celui de 1912 on trouve : "Hilarion, fabricant de boutons de corozo".

Au début l'usine fabriquait donc des boutons de nacre. Cette matière provient de la couche dure, blanche à reflets irisés, qui se forme dans la coquille de nombreux mollusques. Le plus utilisé était le troque, gastropode de l'océan Indien, dont la coquille de grande taille permettait d'y découper de nombreux boutons. Les habitants du voisinage ont trouvé et trouvent peut-être encore des restes de ces coquillages dans lesquels on distingue bien l'emplacement des boutons. Les pointes des coquilles n'étant pas utilisées se retrouvent, elles aussi, dans les jardins alentours ou dans le lit de la rivière voisine. Mme Jacqueline Meunier conserve quelques spécimens de ces restes ainsi que quelques boutons ratés, elle nous a permis de les photographier, qu'elle en soit remerciée.

 

Une autre source de renseignements est la demi-douzaine de cartes postales qui furent éditées avec pour sujet : la boutonnerie. Au dos de l'une d'elles, envoyée le 10 novembre 1910, l'expéditrice écrit : "Locataires Lasneau enfin installés 23 octobre ; travaillent tous deux à fabrique, mais pour combien de temps ? Corozo commencé 17 octobre avec personnel réduit de moitié. Ouvriers et ouvrières inconsolables de leur nacre, plusieurs se sont déjà retirés. Travail dangereux, fréquents accidents. Produit modeste, surtout pour les hommes. Quelle purée ! Alors que ça devrait être encore plus important que l'année dernière."

Ainsi, si l'on en croit Mme Rousseau, la nacre fut abandonnée au profit du corozo, comme matière première, et l'usine connut des difficultés dès octobre 1910.

Le corozo est une substance blanche, très dure tirée de l'albumen des graines de certains palmiers d'Afrique et d'Amérique, il est souvent appelé ivoire végétal ; il se travaille un peu comme le bois et peut se teinter.

Le recensement de 1911 nous permet de savoir que, cette année-là, 36 habitants de la commune dont 18 femmes travaillaient à la boutonnerie dont le patron était Hilarion. Parmi ceux-ci, deux étaient de nationalité allemande et prenaient pension à l'Hôtel du croissant, chez M. Hureau. Ils étaient enregistrés avec la profession d'ingénieur mécanicien pour l'un et d'affileur mécanicien pour l'autre, donc des emplois très spécialisés. Il ne faut pas oublier qu'à cette époque l'Alsace était allemande et que la belle famille d'Hilarion était originaire de cette province, de là à supposer que ces deux personnages venaient de cette région, il n'y a qu'un pas à franchir.

Ce recensement de 1911 nous apprend également que quatre Christophoriens se déclarent "boutonnier en chômage", ce qui corrobore les écrits de Mme Rousseau.

Parmi ces chômeurs de 1911, nous avons remarqué un M. Tuquet Alphonse dont le fils Antonin est boutonnier, mais a pour patron un M. Gargouse, ce qui peut paraître curieux. Les annuaires de 1913 et 1914 nous apprennent qu'à cette époque M. Hilarion n'était plus patron de la boutonnerie, mais il avait cédé sa place à M. Dargouge, nom assez voisin, phonétiquement, de Gargouse. On peut supposer que, les affaires n'étant pas des plus florissantes, M. Hilarion ait décidé, vers 1912, de céder l'entreprise à ce M. Dargouge.

Il semble, si l'on en croit des sources orales, que la boutonnerie cessa ses activités en 1913 ou 1914, à la veille de la déclaration de guerre, mais la date précise nous est inconnue.

Une photographie prise par M. Maurice Chevreau et qui nous fut aimablement prêtée par Mme Marie-Louise Rondeau, peu de temps avant sa mort, nous montre les restes du bâtiment abritant la machine à vapeur, source d'énergie pour l'usine, après un incendie. La tradition orale confirme cet incendie qui dut entraîner la fin de l'activité. Cette photographie fut assurément prise avant la guerre 1914, puisque son auteur qui avait à peine trente ans à cette époque, se trouva très probablement mobilisé dès le début des hostilités et il fut l'un des nombreux enfants de Saint-Christophe-sur-le-Nais à mourir pour sa patrie.

Les inscriptions à l'école nous apprennent que de nombreux parents employés à cette boutonnerie ont quitté l'école et la commune entre 1911 et 1913. Le dernier enfant de boutonnier fut inscrit en mars 1913.

Les dossiers de la Justice de paix de Langeais nous permettent de retrouver M. Dargouge, industriel, en 1916, à Langeais. En 1925, ce dernier créa, toujours à Langeais, un nouvel établissement commercial et industriel spécialisé dans la fabrication et la vente de boutons de corozo, par la suite cet établissement devint la société "le Corozo". Nous pouvons penser que ce fut le prolongement de la "Fabrique de boutons de nacre" de Saint-Christophe-sur-le-Nais.

Les délibérations municipales ne mentionnent cette fabrique qu'à une seule occasion, le 25 mai 1913, en ces termes : " Le Conseil Municipal demande une  halte du train en Vienne et justifie cette demande en évoquant les 1065 habitants dont 601 agglomérés, la boutonnerie qui emploie 70 ouvriers, deux tanneries, quatre moulins, trois fabricants de chaises et deux maisons d'expédition d'œufs et volailles". A cette date il n'y avait certainement plus 70 ouvriers, mais pour donner plus de poids à sa demande le Conseil Municipal citait le nombre maximal qui dut être atteint avant l'utilisation du corozo, en 1910.

 

Lionel Royer et Fabrice Mauclair, Association "Histoire et Patrimoine"