Les tanneries

LES TANNERIES À SAINT-CHRISTOPHE-SUR-LE-NAIS

 

Dans l'Almanach d'Indre-et-Loire de 1810 on peut lire : "on compte 53 ateliers de tannerie dans ce département. La ville de Château-Renault (…) en comprend seule 18, le reste est répandu dans les villes de Tours, Amboise et Saint-Christophe, Loches et Beaulieu, Chinon, Azay-le- Rideau, L'Isle Bouchard, Sainte-Maure et Langeais". La présence de Saint-Christophe dans cette énumération a de quoi surprendre. Pourtant, pendant plusieurs siècles, des tanneries ont bel et bien fonctionné dans notre commune, contribuant à en faire un des centres économiques les plus actifs de la province, puis du département.

L'histoire de la tannerie à Saint-Christophe est très ancienne puisqu'elle remonte au moins à la fin du Moyen Age. Si l'on en croit un "aveu "de la terre de La Forêt de 1489, une tannerie existait déjà à cette date. Elle appartenait aux héritiers de "feu Guillaume Guillon "et était située "près le petit pont des Grands moulins ", sur la rive gauche du "ruisseau ", au bord du chemin menant à la Galeschère, c'est-à-dire non loin du lieu-dit actuel "l'ancienne tannerie".

Chef-lieu d'une baronnie, comptant dans sa population des officiers royaux et seigneuriaux, de nombreux artisans et marchands et abritant des foires fameuses et un marché hebdomadaire, Saint-Christophe disposait de nombreux atouts pour accueillir en son sein une activité plutôt réservée aux grands centres urbains. De plus la présence de la rivière, longtemps réputée pour la qualité de ses eaux, a contribué à l'installation de nombreuses tanneries.

Grâce aux registres paroissiaux on connaît quelques uns des tanneurs, "marchands tanneurs", "corroyeurs" et autres "marchands mégissiers" qui ont travaillé à Saint- Christophe à la fin de l'Ancien Régime. En 1627, on trouve un certain Lemeulnier. Au milieu du XVIIe siècle, on note la présence de Damien Grand- homme, Marchesné et Jacques Pavin. A la fin du siècle, ce sont les noms de François Besnardeau père et fils, Jean Groisil et Mathurin Belle qui apparaissent. En épousant, en 1699, la fille de ce dernier tanneur, Antoine Soloman dit Beaupré (soldat originaire d'Entreveaux dans le midi de la France) est à l'origine d'une longue dynastie de marchands tanneurs qui va perdurer après lui pendant quatre générations, jusqu'à la première moitié du XIXe siècle.

Au milieu du XVIIIe siècle, deux tanneurs sont en activité. Il s'agit d'Antoine Soloman (un descendant du précédent) et de Jean Chevet. A eux deux ils exploitent "deux fosses servant et plusieurs vides" (à la même époque on trouve 4 tanneurs à Tours exploitant "huit fosses et plusieurs vides", 6 tanneurs à Château-Renault pour 25 fosses, 5 tanneurs à Azay-le- Rideau et 1 à Langeais). Un peu plus tard, on retrouve également François Soloman parmi les tanneurs de Saint- Christophe. En 1769, un inventaire réalisé dans sa tannerie mentionne les marchandises suivantes :"50 peaux de bœuf en chaux, 50 baudriers (pièces de cuir) tant en chaux qu'en fosses, 28 cuirs en première poudre, 12 douzaines de veaux tannés, 10 douzaines de bazannes (peaux de moutons, béliers et brebis) tant sur les plains que dans les fosses". On note aussi la présence d'"écorces en fagot" et de 150 livres d'abats. Ce document permet de constater que les peaux subissent un double apprêt. Après un passage de plusieurs mois dans les "plains" remplis d'un mélange d'eau et de chaux (pour faire tomber les restes de chair et les poils), les cuirs étaient tannés dans les fosses grâce à la "poudre de tan" (on pouvait également "plamer" avec de la farine d'orge). Au cours de ces opérations, les peaux étaient trempées plusieurs fois dans la rivière afin de les laver de toutes les impuretés et des résidus de chaux. La production était destinée essentiellement aux cordonniers de Saint-Christophe et des environs, ainsi qu'aux bourreliers et autres selliers. La "bourre" était quant à elle vendue aux chapeliers.

Les ateliers se trouvaient dans la "rue descendant de l'église aux grands moulins", c'est-à-dire dans l'actuelle "rue des tanneurs", au plus près de la rivière.

Ainsi, à la veille de la Révolution, la maison d'habitation et la tannerie d'Antoine Soloman se trouvaient à l'emplacement du n °10 actuel. Sur le terrain d'à côté, un bâtiment avançant jusqu'à la rivière devait également servir de  tannerie. Au début du XIXe siècle, toujours dans la même rue, Antoine-François Genty fait construire une "grande et belle  tannerie à neuf en parpaings".Ce bâtiment s'étendait sur 70  pieds de long sur 22 pieds de large. Il était complété par un  "corps de bâtiment appelé la Corroierie". Cet établissement  comprenait 6 "grandes fosses de pierre et 6 fosses en bois  de 6 pieds de profondeur". On y travaillait essentiellement des  peaux de veaux, de moutons, de vaches et de bœufs. Les  peaux de chèvres, de boucs et de truies étaient plus rares. Il  arrivait aussi de tanner des peaux de loups.  Les tanneries de Saint-Christophe ont traversé la Révolution  sans trop d'encombres mais jusqu'en 1815 le nombre de  fabricants ne cesse de diminuer (pendant cette période le  bourg a connu un maximum de 5 maîtres tanneurs). A l'image de René Soloman, dit Dragon,qui déclare en 1807 un passif de près de 18320 F le Premier Empire est une période difficile pour les tanneries de Saint-Christophe à tel point que  vers 1812-1813 il n'y a plus qu'un seul établissement signalé, employant 5 ouvriers et représentant une valeur brute de  produits de 60000 F.  Malgré le déclin démographique, l'activité de la tannerie se  maintiendra à Saint-Christophe jusque dans la seconde moitié du XXe siècle.

Un document de 1833 nous apprend que Saint-Christophe abritait alors une tannerie, une fabrique de poteries et trois moulins. Grâce au recensement de 1836 nous découvrons que 7 personnes se déclarent tanneurs dont 2 sont propriétaires d'une tannerie : le premier, Laurent Soloman - Guerche (maire de la commune), habite à l'emplacement du N°10 de la Rue des Tanneurs et son entreprise se situe sur le terrain de cette demeure, le second, Étienne Lehoux, possède une tannerie juste à côté.

Quinze ans plus tard, en 1851, nous trouvons 10 ouvriers et apprentis tanneurs et toujours 2 tanneries : l'une tenue par Étienne Lehoux et l'autre par Gustave Baillardeau qui a remplacé Laurent Soloman, décédé en 1842, auquel il est apparenté par son épouse, Rosalie Soloman.

Les matrices cadastrales nous apprennent qu'en 1854 des modifications furent effectuées dans la tannerie Lehoux.

Le tableau récapitulatif des activités communales de 1856 nous indique que l'industrie du cuir était représentée par trois établissements et que 60 personnes (hommes, femmes et enfants) vivaient de cette activité. La troisième tannerie était certainement celle de la famille Gaubert (François et Etienne), elle devait se situer dans le Pré de la tannerie, entre la Rue de la Fraisotière et la rivière, actuellement au N°2 de cette rue.

En 1859, Gustave Baillardeau fit construire une nouvelle tannerie sur les terrains du N° 6 de l’actuelle Rue des Tanneurs, là où perdurera l’activité jusqu’en 1960. Il fit aussi démolir l’ancienne qui se trouvait dans le terrain du N° 10.

En 1866, nous comptons un établissement de plus, propriété de Monsieur Hippolyte Fronteau habitant Rue Tybal (actuelle Rue des Potiers), mais dont la tannerie n'est pas située. 13 personnes sont recensées comme ouvriers tanneurs.

En 1872, une 5e tannerie apparaît, tenue par Monsieur Eugène Pineau habitant la maison située actuellement au N°2 de la Rue des Tanneurs. Elle est installée dans les terrains qu'il avait acquis précédemment en bordure du bief et à gauche du Chemin de l'Abreuvoir.

Au recensement suivant de 1876, nous trouvons toujours comme patrons tanneurs : Baillardeau Gustave et Pineau Eugène ; mais Émile Lehoux a remplacé son père Etienne et un nouveau, Évariste Bruslon, est apparu. Ce dernier, fils de Stanislas Bruslon, ancien  maire de la commune et propriétaire du Bas Sion, habite la Patoiserie et a installé une nouvelle tannerie sur des terrains achetés en 1873 ou 1874 entre le Chemin de l'Abreuvoir et la propriété actuelle de Christian Madieu. Nous dénombrons alors 32 ouvriers tanneurs.

En 1891, il ne reste que trois patrons tanneurs Évariste Bruslon, Émile Lehoux et Louis Baillardeau qui a succédé à son père, décédé en 1887. Les ouvriers tanneurs sont toujours 32.

Au recensement de 1901, apparaissent les 3 patrons tanneurs précédents et 2 nouveaux : Gaubert Charles habitant Rue des Tanneurs (certainement un descendant des premiers Gaubert) et Lafargue Victor qui habite Rue Chaude. Ces 5 établissements emploient 35 personnes dont 16 chez Baillardeau, l'entreprise la plus importante à l'époque.

Louis Baillardeau décéda en 1904, l'entreprise cessa son activité et, en 1907, sa veuve revendit tous ses biens immobiliers (du N°4 au N°10 de la Rue des Tanneurs) à Eugène Hilarion qui installa une boutonnerie dans les locaux de l'ancienne tannerie.

En 1911, il n'y avait plus que 2 tanneries (Bruslon et Gaubert) qui employaient respectivement 5 et 4 ouvriers de la commune.

L’arrivée de la guerre vit la poursuite du déclin et, en 1917, les époux Roche louèrent les locaux de l'ancienne boutonnerie qui avait cessé ses activités en 1914, suite à un incendie, pour y installer à nouveau une tannerie. À la mort de Hilarion en 1919, ils firent l'acquisition de tous les bâtiments que ce dernier possédait Rue des Tanneurs.

Les recensements de 1920 et 1926 font ressortir 2 tanneries employant chacune 3 ouvriers, leurs propriétaires étant Roche Fernand et Madame Vve Chevreau Céline qui était la veuve de l'ancien meunier des Grands moulins.

Une dizaine d'ouvriers tanneurs apparaissent dans ces recensements dont certains travaillent à Saint Paterne ou sont au chômage.

En 1929, Roche vend sa tannerie à Buévoz, un industriel parisien. Cette tannerie fonctionnera jusqu'à la guerre avec 6 employés en 1931 et seulement 3 en 1936.

La mémoire locale se souvient qu'en 1939, à la déclaration de guerre, c'était Monsieur Dreyfus qui était propriétaire de cette entreprise et que, vu son appartenance à la communauté juive, il dut quitter la France, au moment de l'invasion allemande.

En 1946, la tannerie passa dans les mains de Jusseau, marchand de cuir à Paris, et elle fonctionna jusqu'en 1960 sous la direction de Hupenoire, avec une dizaine, voire plus à certains moments, d'ouvriers habitant la commune ou les villages limitrophes.

Le dernier propriétaire modernisa son entreprise qui fut plusieurs fois accusée de polluer la rivière ; mais l'activité dut cesser en 1960 car les cuirs produits à Saint-Christophe-sur-le-Nais servant essentiellement à fabriquer des semelles de chaussures et des harnais pour les chevaux ne se vendaient plus : les chevaux ayant été remplacés par des tracteurs alors que le plastique et le caoutchouc entraient de plus en plus dans la fabrication des chaussures.

Pendant ces 5 siècles, les techniques de tannage n’évoluèrent que peu, sauf dans les dernières années de l’activité. Le tannage s’effectua toujours avec du tan qui est de l’écorce de chêne séchée et broyée. Ces écorces étaient récoltées dans les bois des environs plus ou moins lointains, sur de jeunes arbres d’une vingtaine d’années, mises en bottes et acheminées jusque dans les moulins à tan.

Il existait un tel moulin sur notre commune, tout près des tanneries, au lieu dit les Grands moulins. L’une des 2 roues actionnait une machine qui broyait ces écorces. A côté de ce moulin se dressait un grand hangar pour le stockage.

En 1903 le hangar à écorce brûla et le moulin fut démoli pour élargir la route et le pont. Tout fut reconstruit en 1906.

Un état des moulins de la commune, daté de 1850, nous apprend que ce moulin fonctionnait 100 jours par an et pratiquait 330 pilées par jour.

Des Christophoriens se souviennent être allés, après la dernière guerre, chercher des écorces à Amboise et nous disent que celles-ci étaient broyées dans les locaux de l’ancienne tannerie Bruslon dont les bâtiments furent démolis dans les années 70 pour faire place à un pavillon.

La dernière tannerie vit ses locaux rachetés par l’entreprise de confection Cassi qui, après l’incendie de 1984, fut transférée dans les bâtiments neufs de Beau Soulage.

 

Fabrice Mauclair et Lionel Royer, Association "Histoire et Patrimoine de Saint-Christophe-sur-le-Nais"

La tannerie Bruslon
La tannerie Bruslon